Festival de musique, bières, et loi Evin

Cet article a originellement été publié sur Village Justice, sous le titre “Participation d’une marque d’alcool à un festival : précision du cadre légal”. L’article original est accessible ici.

Cour d’appel de Paris, Pôle 2 – chambre 2, 3 décembre 2020, n°17/14366

Cour de cassation, première chambre civile, 21 avril 2022, n° 21-12.596

La publicité en faveur de l’alcool est très strictement encadrée par la loi Evin1, ce qui amène de nombreux alcooliers à tenter de faire la promotion indirecte de leur marque en utilisant des "marques alibis" qui reprennent les codes couleurs, de typographies et / ou de design de leur marque principale de façon à la rappeler aux consommateurs et à faire la publicité indirecte de leur marque principale2. La publicité indirecte en faveur de l'alcool est cependant soumise aux mêmes règles que la publicité directe en faveur de l'alcool3.

L'AAF (Association Addictions France) (anciennement ANPAA) veille soignement au respect de la loi Evin par les alcooliers, dans le cadre de publicités directes ou indirectes.

Pour l’édition 2014 du festival Rock en Seine, la société Brasseries Kronenbourg, partenaire et fournisseur exclusif de bière du festival, avait fait installer une scène dénommée “Pression Live”, avec un logo ressemblant à son logo principal, et mis en oeuvre diverses publicités et animations promouvant cette “marque-alibi”. 

Pour l’AAF, ces éléments constituent un parrainage et des publicités indirectes illicites en faveur de la bière Kronenbourg. L’Association relève “[des] similitudes avec le graphisme, les couleurs de la marque de fabrique du brasseur et l’utilisation du mot pression qui rappelle le mode de consommation de la bière dans les débits de boisson”.

L’AAF assigne Kronenbourg. Après un premier jugement, la Cour d’appel de Paris est saisie du litige. Elle conclut en l’espèce à l’existence d’un “parrainage”, c’est-à-dire une forme de “sponsoring” de Rock en Seine par Kronenbourg. Or, les alcooliers n’ont pas le droit de mettre en oeuvre des opérations de parrainage lorsqu’elles ont pour objet ou pour effet une mise en avant de leurs boissons alcooliques.

Ce parrainage, conclut la Cour, est évident en l’espèce :

[Le parrainage] ressort tant de l’aveu des organisateurs du festival que de la mise à disposition du festival de la marque semi-figurative Pression Live (associant la dénomination Pression Live.com à un logo comportant un damier rouge et blanc), déposée par la société Brasseries Kronenbourg”.

Toutefois, rappelle la Cour, encore faut-il prouver que ce parrainage a pour effet ou pour objet la publicité des bières Kronenbourg - preuve qu’il appartient à l’AAF de rapporter :

“Ce parrainage n’est illicite que dans la mesure où l’ANPAA (…) établit qu’il a pour effet ou pour objet la propagande ou la publicité, directe ou indirecte, en faveur des boissons alcooliques”.

Or, selon la Cour, les éléments de communication mis en place par les organisateurs de Rock en Seine constituent des éléments de communication en faveur de l’ensemble des fournisseurs du festival sans distinction, et/ou ne sont pas une contrepartie publicitaire du parrainage dénoncé. La Cour écarte l’argument de l’AAF selon lequel les mentions ci-dessous constitueraient une publicité des bières Kronenbourg par Rock en Seine, contrepartie du parrainage dénoncé :

  • Le logo et la dénomination “Kronenbourg” figurant sur le programme et les plans du festival distribué aux festivaliers. Ces programme et plans comportaient en effet l’indication de tous les partenaires du festival.

  • La mention “Avec le soutien de la société Kronenbourg” figurant sur les plans-programmes, sous la description d’une animation organisée au sein du festival ; 

  • La publicité en faveur de Kronenbourg figurant en quatrième de couverture du programme du festival, dans la mesure où il n’est pas prouvé que cet encart serait la contrepartie du parrainage dénoncé ; 

  • La mention, sur le site du festival, dans un onglet dédié aux partenaires dudit festival, de la société Brasseries Kronenbourg, et l’usage, dans un autre onglet précisant le programme du festival, du nom de la scène Pression Live, sans reproduction de la partie figurative de la marque éponyme.

La Cour relève que par ailleurs Kronenbourg a elle-même réalisé des publicités de ses produits durant le festival, certaines autorisées, d’autres non.

Les publicités suivantes sont considérées comme respectant les contraintes de la loi Evin, et donc licites :

  • La reproduction dans un bandeau étroit sur la première de couverture du programme du festival des noms et logos des treize partenaires du festival, dont le logo institutionnel de la société Brasseries Kronenbourg, qui ne constitue pas un acte publicitaire ; 

  • La reproduction de la mention “l’originale” sur la publicité en faveur des produits Kronenbourg reproduite en quatrième page du programme du festival, en tant qu’elle est la dénomination du produit ; 

  • (i) Le chapiteau Kronenbourg et le lieu de consommation en plein air associé, ainsi que (ii) le second bar, qui sont des débits de boisson ; à ce titre, les parasols qui y figurent peuvent porter la marque Kronenbourg. 

Selon la Cour, sont cependant illicites les actes publicitaires suivants : 

  • L’association de la marque à “l’univers festif des concerts de Rock marqué par ses excès”, d’autant plus prégnante que cette marque est reproduite, dans ses éléments figuratifs et dénominatifs sur le panneau annonçant les concerts du jour “et donc rattachée à l’intensité de l’émotion ressentie lors de ceux-ci, ce qui constitue la publicité incitative condamnée par les dispositions légales” ; 

  • La publicité en faveur des produits Kronenbourg reproduite en quatrième page du programme du festival, en tant qu’elle mentionne, s’agissant des produits Kronenbourg : “actuellement en tournée dans toute la France”, ce qui, pour la Cour, “est une référence évidente aux festivals de musique, pour certains itinérants et aux artistes qui s’y produisent et ne constitue pas une indication autorisée par l’article L3323-4 du code de la santé publique”, nonobstant le renvoi, par astérisque, aux modalités de vente des produits Kronenbourg (“plus de 14 000 points de vente hors domicile à travers la France”) ; 

  • (i) L’arche d’entrée marquant l’accès au bar sous le chapiteau Kronenbourg et à la partie en plein air de celui-ci, ainsi que (ii) le panneau surmontant le chapiteau du débit de boisson reproduisant les dénominations Kronenbourg et Pression Live Bar, en tant que ces enseignes reprennent la marque de la scène du festival (Pression Live) pour désigner le débit de boissons ouvert par la société Brasseries Kronenbourg et constituent à ce titre des publicités indirectes qui, dès lors, devaient reproduire la mention sanitaire précisant que l’abus d’alcool est dangereux pour la santé ; 

  • Le totem supportant un dessin de bouteilles de bière suivie de la mention “K by Kronenbourg” installé à côté de la tente sous laquelle sont proposés à la dégustation des produits de la marque, en tant que, publicitaire, il devait également comporter la mention sanitaire ; 

  • Les parasols figurant dans les débits de boissons Kronenbourg du festival, en tant que le slogan “garder votre blé au frais” y est apposé, tandis que la loi prescrit que, s’agissant d’un objet strictement réservé au fonctionnement d’un débit de boisson, seul le nom de la boisson en cause peut y figurer ; 

  • Les lettres, apposées sur la pelouse, constituant le mot Kronenbourg sur une longueur de huit mètres : cet objet, sans fonction autre que décorative, ne constitue pas un support autorisé par la loi Evin ; 

  • La distribution de lunettes reproduisant le dessin et les couleurs du produit K by Brasseries Kronenbourg, celles-ci ne constituant pas non plus un support autorisé.

Pour insuffisance de rattachement à la société Kronenbourg et/ou de description de ces actes dans le constat d’huissier, la Cour ne se prononce pas sur la licéité des éléments suivants : 

  • L’animation pratiquée autour de l’arche Kronenbourg, consistant en l’apposition de tatouage rouge et blanc et de teinture de la même couleur sur les cheveux des festivaliers ;

  • Un ballon captif flottant selon l’huissier au-dessus du bar.

En conséquence des actes illicites précités, Kronenbourg est condamné à payer à l’AAF 15 000 euros à titre de dommages et intérêts (et 3 000 euros au titre de l’article 700).

La Cour de cassation, ultérieurement saisie, consacre l’appréciation souveraine de la Cour d’appel et rejette le pourvoi (Cour de cassation, Première chambre civile, 21 avril 2022, n° 21-12.596).

Notes de bas de page

  1. Articles L. 3323-1 et R. 3323-1 et suivants du Code de la santé publique.

  2. Pour un autre exemple que celui discuté ci-dessus, voir la marque "GREENROOM" promue par Heineken, par exemple ici.

  3. Cf. articles L. 3323-2 et L. 3323-3 du Code de la santé publique :

    C'est "la propagande ou la publicité, directe ou indirecte, en faveur des boissons alcooliques" qui est encadrée par la loi Evin.

    "Est considérée comme propagande ou publicité indirecte la propagande ou publicité en faveur d'un organisme, d'un service, d'une activité, d'un produit ou d'un article autre qu'une boisson alcoolique qui, par son graphisme, sa présentation, l'utilisation d'une dénomination, d'une marque, d'un emblème publicitaire ou d'un autre signe distinctif, rappelle une boisson alcoolique.".

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